vernissage de l'exposition collective "Photo-constat – Photo-graphie" à la galerie Stadler, le 18 mai 1978
  • vernissage de l'exposition collective "Photo-constat – Photo-graphie" à la galerie Stadler, le 18 mai 1978

STADLER (Galerie)

GALERIE STADLER 

PHOTO-CONSTAT
PHOTO-GRAPHIE

invitation pour le vernissage de l'exposition collective "Photo-constat – Photo-graphie" à la galerie Stadler, le 18 mai 1978

exposition du 18 mai au 17 juin 1978 qui réunissait :

Christian Boltanski, Chris Burden, Jean-Claude Carrère, Alexandre Delay, Jan Dibbets, Brion Gysin, Richard Hamilton, Michel Journiac, Jean Le Gac, Barbara et Michael Leisgen, Ingeborg Luscher, Urs Lüthi, Rafael Mahdavi, Gina Pane, Arnulf Rainer, Samaras, Antonio Saura

texte de Marcel Cohen

format plié : 56 x 40 cm
pliée en 8

50,00 €
TTC
Quantité

En 1859, trois millions de daguerréotypes sortaient chaque année des étranges boîtes vernies et Baudelaire, pourtant ami de Nadar, s'insurgeait contre l'intrusion de l'industrie dans l'art. «S'il est permis à la photographie d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, disait-il, sur tout ce qui ne vaut que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ».
Ce qu'il dénonçait c'était le narcissisme de l'homme regardant sa propre image, l'extraordinaire facilité de la reproduction et, plus encore, la tentation de croire que la réalité n'est pas, elle aussi, une création. Oscar Wilde n'a-t-il pas attribué à Turner l'invention du brouillard ?
Qui pourra dire les ravages du calendrier des postes dans notre sensibilité ? Le sujet qui retenait un sourire factice tandis qu'on s'affairait sous le voile noir, pose toujours en conquérant béat devant la Tour Eiffel.
La photographie, pourtant, sera longtemps le bloc-notes dont rêvait Baudelaire. Lorsque Rouault fait le portrait du poète, c'est à une photo de Carjat qu'il doit d'avoir saisi les lèvres pincées, le regard fixe, halluciné. Delacroix, Cézanne, Degas, Gauguin, peindront d'après photo et il n'y aurait pas eu de « Nu descendant un escalier » sans les hommes en mouvement de Etienne-Jules Marey dont Duchamp découvre les travaux au début du siècle. Ni le tremblé de Francis Bacon sans les clichés de Eadweard Muybridge dont il s'inspire ouvertement.
Photographie longtemps tenue en laisse donc, et qui aiguise le regard du peintre autant qu'elle banalise celui de l'homme de la rue. Photographie qui libère aussi : « Lorsque vous voyez ce qui s'exprime à travers la photographie, vous saisissez du même coup ce qui ne peut plus être l'objet de la peinture », dira Picasso à Brassai.

Photographie tenue en laisse, mais pour combien de temps ? Quand Man Ray dit : « Je peins ce qui ne peut pas être photographié. Je photographie ce que je n'ai pas envie de peindre », lorsque John Heartfield s'empare des ciseaux et invente le photomontage politique, n'est-ce pas d'abord pour reprendre pied dans le flot croissant des images qui, désormais, tyrannisent ? Plus de mur, plus de revue, plus de journal sans photographies. L'appareil passant, seul, pour capter la réalité (« même si le document est falsifié et posé » dit Heartfield), il est devenu l'instrument du mensonge généralisé.
Car le mensonge est inhérent à la photo. Incapable de réunir tous les matériaux nécessaires à sa démonstration, le photographe, même de bonne foi, n'utilise que les plus immédiatement accessibles. Il tronque, simplifie à l'extrême et n'enregistre, en fin de compte, qu'« une » réalité : la plus communément admise, faute de quoi le cliché « ne parle pas » assez. Les plus « belles » photos sont toujours des photos déjà vues. Seules les photos échappant à leur auteur parviennent, parfois, à forcer le carcan de la réalité admise comme si, tout à coup, la réalité se vengeait et, bien sûr, les images des créateurs. Ils ne captent, eux, qu'une vérité : la leur. Et ils le savent. Mieux : ils le revendiquent.
Ainsi, c'est parce qu'ils ne peuvent plus croire à la photographie, et qu'il leur faut un instrument aussi puissant qu'elle, que Man Ray et John Heartfield deviennent photographes ».

De la Photo-constat à la Photo-graphie, comment ne pas voir d'abord (et avant toute considération sur le sens propre de l'œuvre) le même obsédant souci de réinvestir en force l'image la plus banalisée, de lui rendre sa crédibilité et son impact ? Ce n'est pas d'amour de la photographie qu'il s'agit ici, mais de haine, de remise en cause, de dénonciation ou, au mieux, de mariage d'intérêt.
Intérêt de Chris Burden soucieux de fixer l'idée mais qui laisse aux amis de rencontre le soin de l'appareil. Intérêt de Gina Pane, plus attentive à l'impact et qui choisit le tirage, craignant l'angle de vue, l'exposition, la couleur qui infléchiraient trop le sens. Intérêt encore de Jean Le Gac pour qui l'appareil ne fournit qu'un document brut, dénué de sens s'il n'est pas replacé dans le cadre d'une mythologie personnelle. Intérêt toujours, et déjà dénonciation, de Michel Journiac dont les photos sont, ici, des caricatures de photos. Dénonciation pure de Christian Boltanski dont les « belles photos » mettent l'accent sur les conventions du genre et ce qu'elles drainent de sensibilité frelatée. Avec Barbara et Michaël Leisgen l'appareil n'enregistre plus qu'une réalité fantasmatique. Jean-Claude Carrère fait dire à la photo ce que, précisément, elle ne se proposait pas de dire. Jan Dibbets veut renouveler l'expérience de la réalité. Urs Lüthi traite la photo en peintre comme si, à elle seule, elle ne pouvait pas signifier. Alexandre Delay y croit si peu qu'il ajoute indéfiniment à l'image. Antonio Saura se livre sur elle à un travail d'iconoclaste, n'épargnant pas même son propre visage. Arnulf Rainer détourne rageusement la photo de son sens, ou pousse celui-ci à ses conséquences les plus extrêmes. Rafaël Mahdavi projette sur la photo son paysage intime. Brion Gysin la dissèque, ou l'engloutit dans la peinture où elle se perd symboliquement. En utilisant le polaroïd, Ingeborg Luscher écarte tout choix, tout travail sur le cliché, ce qui équivaut à un refus de la photo. Lucas Samaras s'en prend au semblant de preuve du polaroïd et le retouche. Richard Hamilton montre, qu'à travers le viseur du polaroïd, l'œil ne se libère pas pour autant de la réalité intérieure. « Lorsque Francis Bacon fit mon portrait avec un polaroïd, dit-il, c'était en partie, une peinture de Bacon ».
Quand on s'acharne ainsi, que reste-t-il de la photographie ? Mais sans doute est-ce lorsqu'on la nie le mieux qu'elle commence à capter un peu de réalité.
MARCEL COHEN